6
Il faisait jour quand il s’éveilla. Après une tentative ratée de se vêtir à l’intérieur du sac, il sortit tout nu de la tente et se couvrit en hâte à l’extérieur. Il alluma le feu de camp et mit à chauffer l’eau pour le thé synthétique.
Dans ce coin, au fond du gouffre, il faisait déjà chaud et Helward se demanda de nouveau s’il fallait reprendre la route ou se reposer un jour comme il l’avait promis.
Quand l’eau fut prête, il but son thé. Il entendit du bruit dans la tente. Peu après, Caterina en sortit et passa devant lui en direction du ruisseau.
Helward la suivit des yeux… elle ne portait que son chemisier déboutonné et son pantalon. Au bord de l’eau, elle se retourna et agita le bras.
— Venez ! cria-t-elle.
Helward n’avait pas besoin d’autre encouragement. Il la rejoignit, se sentant mal à l’aise sous son uniforme, avec ses bottes à crampons.
— Nager ? fit-elle.
Et sans attendre de réponse, elle ôta sa chemise, glissa hors du pantalon et entra dans l’eau en marchant. Helward jeta un coup d’œil vers la tente. Rien ne bougeait.
Il se déshabilla en quelques secondes et se dirigea vers elle parmi les éclaboussures. Elle se retourna face à lui, et sourit en voyant la réaction qu’elle avait suscitée chez lui. Elle lui envoya de l’eau et se retourna. Helward bondit sur elle, l’entourant de ses bras… et ils s’écroulèrent dans l’eau, de toute leur longueur.
Caterina se dégagea en se tortillant et se releva. Elle fila dans l’eau peu profonde, soulevant des gerbes d’écume. Helward la suivit et la rattrapa sur la berge. Elle avait le visage grave. Elle lui passa les bras autour du cou, attirant son visage vers elle. Ils s’embrassèrent un long moment, puis sortirent du ruisseau pour s’étendre dans l’herbe haute de la berge. Allongés l’un contre l’autre, ils reprirent leur étreinte avec plus de passion.
Quand ils se furent séparés et rhabillés pour revenir à la tente, Rosario et Lucia se bourraient de brouet jaunâtre. Elles ne dirent rien, mais Helward vit Lucia adresser un sourire à Caterina.
Une demi-heure après, le bébé fut de nouveau malade… Rosario le tenait dans ses bras, l’air inquiet, mais elle le poussa soudain dans ceux de Lucia et partit en courant. Quelques secondes après, on entendait ses hoquets nauséeux au bord de l’eau.
Helward demanda à Caterina :
— Tout va bien ?
— Oui.
Il renifla la nourriture qu’elles avaient préparée et mangée. Elle paraissait normale. Pas appétissante, mais pas gâtée. Quelques minutes après, Lucia se plaignait à son tour de vives douleurs d’estomac. Elle était livide.
Caterina s’éloigna.
Helward était désespéré. Il semblait bien qu’il n’eût maintenant d’autre recours que de regagner la ville. Si leurs aliments étaient avariés, comment pourraient-ils se maintenir en vie le reste du voyage ?
Rosario revint au campement au bout d’un moment. Elle était pâle et affaiblie ; elle s’assit sur le sol, à l’ombre. Lucia, elle-même très blanche, se tenait le ventre et le bébé continuait à hurler. Helward n’était nullement préparé à faire face à pareille situation et ne savait que dire.
Il partit à la recherche de Caterina qui n’avait pas paru atteinte par le mal.
Il la retrouva à une centaine de mètres en aval. Elle revenait au camp avec une brassée de pommes qu’elle avait trouvées. Elles étaient rouges, mûres en apparence. Helward en goûta une. Elle était douce et juteuse… mais il se rappela soudain l’avertissement de Clausewitz. Bien qu’il doutât de sa justesse, il rendit à regret le fruit à Caterina, qui acheva de le manger.
Ils firent cuire une des pommes sur les braises, puis l’écrasèrent et la donnèrent à manger à l’enfant, par minuscules bouchées. Cette fois il garda la nourriture et émit des bruits de contentement. Rosario étant encore trop faible pour s’en occuper, ce fut Caterina qui le coucha dans son berceau, et en quelques minutes il s’endormit.
Lucia n’eut pas de nausées, bien qu’elle continuât à souffrir du ventre toute la matinée. Rosario se remit plus rapidement et mangea une des pommes.
Helward avala le reste de la nourriture synthétique jaune… ce qui ne le rendit nullement malade.
Plus tard dans la journée, Helward remonta au sommet du ravin et longea le côté nord. Là, à quelques kilomètres en arrière dans le temps, des vies avaient été perdues pour faire avancer la ville. Le paysage lui était familier et, bien que presque tout le matériel utilisé eût été enlevé, les longs jours et les nuits passés à construire le pont restaient vivaces dans son souvenir. Il regarda au sud l’endroit exact où le pont avait été lancé.
Le ravin ne paraissait plus aussi large qu’à l’époque, ni aussi profond. Peut-être son impatience du moment l’avait-il conduit à se faire une impression exagérée de l’obstacle présenté par ce gouffre.
Mais non… Certainement le ravin avait été plus large.
Il se rappelait à présent qu’au moment où la ville était passée, les voies mesuraient au moins soixante mètres de long. Maintenant, à l’endroit où le pont l’avait enjambé, le ravin n’avait plus qu’une dizaine de mètres de largeur.
Helward resta un bon moment en contemplation devant le bord opposé, sans rien comprendre. Puis il lui vint une idée. Le pont avait été construit sur des plans parfaitement calculés… Il avait travaillé de nombreux jours à l’érection des tours de suspension et savait que, de chaque côté, les tours avaient été élevées à distance suffisante l’une de l’autre pour permettre à la cité de passer entre elles. »
Cette distance avait été d’environ quarante pas.
Il se rendit au point où s’était dressée une des tours nord, et marcha en direction de l’autre fondation. Il compta cinquante-huit pas.
Il refit un essai en sens inverse. Il compta cette fois soixante pas.
Il fit encore un test, à plus grandes enjambées : cinquante-cinq pas.
Debout au bord du gouffre, il regardait le ruisseau en bas. Il se souvenait clairement de sa profondeur lors de la construction du pont. Du point où il était en ce moment, le fond du ravin avait semblé se trouver à une profondeur terrifiante. Maintenant la descente était facile jusqu’au campement.
Une nouvelle idée le frappa et il se rendit au nord où une rampe avait été aménagée pour ramener la ville en contact avec le sol. Les traces des quatre voies étaient encore bien visibles.
Si les deux tours étaient apparemment plus écartées l’une de l’autre à présent, qu’en était-il des voies elles-mêmes ?
Après ses longues heures de travail avec Malchuskin, Helward connaissait en détail tout ce qui avait trait aux voies et aux traverses. L’écartement des rails était d’un mètre, et ils reposaient sur des traverses d’un mètre cinquante de long. En examinant maintenant les cicatrices laissées dans le sol par les traverses, il constatait qu’elles étaient beaucoup plus grandes. Il prit des mesures approximatives et estima que les marques avaient au moins deux mètres de long, mais avaient perdu de la profondeur. Cependant il savait bien que les traverses qu’il avait utilisées n’auraient pas pu laisser ces empreintes : la ville se servait de traverses de dimensions normalisées et les emplacements creusés pour les poser avaient toujours les mêmes dimensions, à peu de chose près.
Pour en être parfaitement certain, il mesura plusieurs autres traces et découvrit qu’elles avaient toutes un demi-mètre de trop.
Et trop rapprochées les unes des autres, en plus. Les équipes de voies posaient les traverses tous les un mètre vingt… et non tous les cinquante centimètres, comme l’indiquaient ces marques.
Helward consacra encore quelques minutes à des mesures du même ordre, puis il dévala la pente, franchit le ruisseau – qui lui semblait encore plus étroit et moins profond qu’il ne l’avait été – et escalada la paroi sud.
Là aussi, les mesures qu’il releva sur les traces du passage de la ville étaient en contradiction flagrante avec ce qu’elles auraient dû être.
Intrigué – et plus qu’inquiet – il retourna au camp.
Les filles semblaient toutes les trois en meilleure condition. Mais le bébé avait de nouveau été malade. Les femmes lui dirent qu’elles avaient mangé les pommes recueillies par Caterina. Il en coupa une en deux et l’étudia attentivement. Il ne trouva aucune différence avec les pommes qu’il avait pu goûter précédemment. Une fois de plus, il eut la tentation d’en manger une, mais il la donna à Lucia.
Une idée lui était venue soudain.
Clausewitz lui avait conseillé de ne pas manger les produits locaux… probablement parce qu’il était originaire de la ville. Clausewitz avait spécifié que l’on pouvait manger les produits locaux quand la ville était proche de l’optimum, mais qu’à plusieurs kilomètres au sud, ce serait dangereux. S’il se contentait des aliments de la cité, il ne serait pas malade.
Mais ces femmes… Elles n’étaient pas de la ville. Peut-être était-ce sa propre nourriture qui les rendait malades ? Elles étaient capables de manger les aliments de la ville quand elles étaient à proximité de l’optimum, mais plus à présent.
Et c’était assez rationnel, sauf un détail : le bébé. À part quelques bouchées de pomme, il n’avait goûté que le lait de sa mère. Cela ne pouvait sûrement lui faire aucun mal.
Il alla avec Rosario voir le bébé. Celui-ci était dans son berceau, le visage rouge et taché de larmes. Il ne pleurait plus, mais s’agitait faiblement. Helward éprouvait de la pitié pour le petit être et se demandait que faire pour le secourir.
À l’extérieur de la tente, il retrouva Lucia et Caterina de fort bonne humeur. Elles lui adressèrent la parole au passage, mais il continua à se diriger vers le bord du ruisseau. Là, il s’assit et réfléchit à sa nouvelle idée.
La seule nourriture du bébé avait été le lait de sa mère… En supposant que la mère fût différente, maintenant qu’elle était loin de l’optimum ? Elle n’était pas originaire de la ville, mais l’enfant l’était. Cela changerait-il quelque chose ? Ce n’était pas très rationnel – car le bébé venait certainement de la chair de sa mère — mais c’était une possibilité.
Il retourna au campement et prépara de la nourriture synthétique et du lait en poudre, en prenant bien soin de n’utiliser que de l’eau provenant de la ville. Il le donna à Rosario en lui recommandant d’alimenter ainsi le bébé.
Elle résista d’abord, puis céda. L’enfant accepta le lait synthétique et deux heures après, s’endormit paisiblement.
Le jour passa lentement. Dans le ravin, l’air était calme et chaud et Helward se sentit de nouveau abattu. Il comprenait que si ses suppositions étaient fondées, il ne pourrait plus désormais offrir aux femmes sa nourriture. Mais avec quarante kilomètres ou plus à parcourir, elles ne pouvaient pas vivre que de pommes.
Il leur expliqua plus tard ce qu’il avait en tête et leur proposa pour un temps de ne manger que très peu de sa nourriture, en y ajoutant ce qu’elles pourraient trouver dans le pays. Elles parurent surprises, mais y consentirent.
L’après-midi s’étirait, étouffante… et l’agitation de Helward se communiquait aux femmes. Leur humeur se fit espiègle, et elles le taquinèrent au sujet de son uniforme volumineux. Caterina annonça qu’elle allait se baigner. Lucia déclara qu’elle irait également. Elles se déshabillèrent devant lui, puis se mirent à jouer avec lui, le forçant à se dévêtir. Nus dans l’eau, ils jouèrent longtemps à s’éclabousser et furent rejoints plus tard par Rosario qui ne paraissait plus méfiante à son égard.
Tout le reste de la journée ils prirent des bains de soleil devant la tente.
Le soir, Lucia prit Helward par la main alors qu’il allait entrer dans la tente et l’entraîna à l’écart du campement. Elle se donna à lui avec passion, le serrant contre elle avec force comme s’il avait été la seule réalité de son monde.
Le lendemain matin, Helward sentit grandir la jalousie entre Lucia et Caterina. Il leva le camp aussi rapidement que possible.
Il leur fit traverser le ruisseau et escalader le versant sud du ravin. Toujours remontant la voie gauche extérieure, ils poursuivirent leur voyage. Le paysage était connu de Helward, la ville l’avait traversé lorsqu’il avait commencé à travailler hors de ses murs. À trois kilomètres environ se dressait la crête élevée d’où il avait assisté pour la première fois au remorquage.
Ils firent une halte au milieu de la matinée. Puis Helward se rappela qu’il y avait, à trois kilomètres seulement à l’ouest, un petit village. Il lui vint à l’esprit que s’il pouvait se procurer là des aliments, le problème d’une nourriture acceptable pour les femmes ne se poserait plus. Il leur en fit la proposition. Il fallut choisir celui qui s’y rendrait. Il avait l’impression qu’il devait s’en charger, puisqu’il était le responsable du groupe, mais il faudrait qu’une des filles l’accompagne puisqu’il ne connaissait pas la langue locale. Il ne voulait pas laisser une femme seule avec l’enfant et il sentait bien que s’il emmenait Lucia ou Caterina, celle qui devrait rester manifesterait plus ouvertement sa jalousie. Pour finir, il demanda à Rosario de l’accompagner et l’accueil réservé à sa décision lui montra qu’il avait été bien avisé.
Ils s’orientèrent d’après les souvenirs de Helward et n’eurent aucun mal à trouver le village. Après une longue conversation entre Rosario et trois hommes de l’endroit, on leur remit de la viande séchée et quelques légumes verts. Tout se passa si bien que Helward se demanda de quels arguments elle avait pu user. Bientôt ils prirent le chemin du retour.
En marchant à quelques mètres derrière Rosario, Helward fut frappé pour la première fois par un détail concernant la jeune femme.
Elle était plus lourdement charpentée que les deux autres filles, avec des bras et un visage ronds, bien en chair. Rosario avait une tendance à l’embonpoint, mais Helward eut l’impression que cela s’était aggravé récemment. Avec un certain détachement tout d’abord, puis avec une attention plus soutenue, il observa que le chemisier de la jeune femme la serrait étroitement. Ses vêtements n’avaient pas toujours été si étroits ; lorsqu’ils lui avaient été remis en ville, leur taille était convenable. Puis Helward remarqua son pantalon : bien tendu sur les fesses, mais les jambes n’en traînaient pas moins sur le sol pendant qu’elle marchait. Certes elle ne portait pas de chaussures, mais il ne se rappelait pas que les jambes du pantalon eussent été si longues auparavant.
Il la rattrapa pour marcher à côté d’elle.
La chemise étroite lui comprimait les seins… et les manches étaient trop longues. De plus, Rosario paraissait beaucoup plus petite que la veille encore, du moins dans son souvenir.
Quand ils arrivèrent près des autres filles, Helward constata que leurs vêtements n’étaient pas mieux ajustés. Caterina avait noué les pans de sa chemise sur son ventre, comme avant, mais celle de Lucia était boutonnée et si serrée que le tissu bâillait entre les boutonnières.
Il s’efforça de ne pas y penser, mais au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le sud, le phénomène paraissait s’intensifier de manière comique. En se baissant pour s’occuper du bébé, Rosario fit craquer la couture de son pantalon. Un des boutons de Lucia sauta quand elle porta la gourde à ses lèvres, et le chemisier de Caterina se déchira des deux côtés sous les aisselles.
Un kilomètre plus loin, Lucia perdit encore deux boutons. Son chemisier était maintenant ouvert de haut en bas et elle prit le parti de le nouer comme Caterina. Les trois filles avaient replié le bas de leurs pantalons et il était clair qu’elles étaient très mal à l’aise.
Helward fit halte derrière la crête et dressa le camp. Dès qu’elles eurent mangé, les femmes ôtèrent leurs vêtements déchirés et se retirèrent sous la tente. Elles plaisantèrent Helward sur ses propres vêtements : n’allaient-ils pas se déchirer aussi ? Il resta assis seul à l’extérieur, n’ayant pas encore sommeil, et ne souhaitant pas se trouver en butte aux brocards des filles.
Le bébé se mit à pleurer et Rosario sortit pour prendre de la nourriture à son intention. Helward lui parla, mais elle ne répondit pas. Il la regarda verser de l’eau sur le lait en poudre, examinant le corps dénudé, sans aucune pensée sexuelle. Il l’avait déjà vue nue la veille et il était bien certain qu’elle n’avait pas eu la même apparence. Hier, elle était presque aussi grande que lui, maintenant elle était trapue et grassouillette.
— Rosario, Caterina est-elle encore éveillée ?
Elle fit un signe affirmatif et retourna sous la tente. Quelques instants après, Caterina sortit et Helward se leva.
Ils se faisaient face à la clarté du feu de camp. Caterina ne parla pas et Helward ne sut que lui dire. Elle aussi avait changé. Une seconde plus tard, Lucia vint se placer près de Caterina.
Maintenant, c’était une certitude. À un moment quelconque de la journée, l’aspect physique des femmes avait changé.
Il les examina l’une et l’autre. Hier, nus au bord de l’eau, leurs corps étaient longs et souples, leurs seins ronds et pleins.
Maintenant, bras et jambes avaient raccourci, s’étaient épaissis. Les épaules et les hanches s’étaient élargies, les seins, moins arrondis étaient plus éloignés l’un de l’autre. Les visages plus ronds surmontaient des cous plus courts.
Elles s’approchèrent de lui. Lucia saisit entre ses mains la ceinture du pantalon de Helward. Elle avait les lèvres humides. De l’entrée de la tente, Rosario les observait.